Némésis
de Philip Roth

Les virus présentent des signes cliniques peu ou prou identiques. Ainsi la poliomyélite, aujourd’hui pratiquement éradiquée, se manifestait, selon Philippe Roth, par des symptômes tels que mal de tête, mal de gorge, nausées, torticolis, douleurs articulaires, fièvre.

Némésis se situe pendant l’été 1944 à Newark, dans la communauté juive dont l’auteur est lui-même issu, au moment où les autorités locales alertent la population sur les risques d’une nouvelle épidémie. La propagation de la maladie est ici un prétexte pour montrer comment une catastrophe imprévue peut percuter les destinées individuelles, le poids des facteurs sociaux et communautaires sur nos vies.

Les recommandations des agences de santé ne font qu’alimenter la peur collective, la suspicion généralisée. « On nous recommandait de ne pas jouer avec des inconnus… Il fallait laver les fruits et légumes, rester à distance de toute personne qui avait l’air malade ou qui se plaignait d’un des symptômes caractéristiques. » Des affiches, toutes plus effrayantes les unes que les autres, sont censées dissuader les tentatives d’infraction, ainsi « un mignon petit garçon à la jambe appareillée arborant héroïquement un sourire plein d’espoir ».

Contrairement aux Oranais qui combattent la Peste dans le roman de Camus, la communauté de Newark subit, elle est victime de l’obsession du pourquoi, cette soif irrépressible qui nous pousse à rechercher des causes, des responsables, plutôt que de lutter ensemble face à l’adversité. On accuse « ces salauds de Ritals », les services de santé, les hot-dogs du drugstore, les bas quartiers pourris de microbes, les billets, le courrier qui passe de main en main ; les plus folles rumeurs font florès, la peur envahit tout, annihile tout raisonnement. Les gens n’acceptent pas qu’une tragédie puisse être gratuite, contingente, absurde. Le vrai virus dans ce roman c’est l’impératif du sens, rien ne doit être sans raison. Cela conduit au niveau individuel à ce que l’auteur appelle « la dictature du surmoi », cette tendance à s’estimer responsable de tout et donc d’être envahi de culpabilité.

C’est le mal dont souffre Bucky, le personnage principal du livre, professeur de sport très estimé qui passe sa vie à tenter d’être à la hauteur de ses ancêtres, victime du devoir devant l’éternel. Pour lui, dit Philip Roth, « être c’est comparaître ». Il pratique la religion comme l’ensemble de sa communauté et au début de l’épidémie en vient à invectiver Dieu ; puis il détourne la faute sur lui-même et se dépense sans compter pour les autres. Porteur sain du virus à son insu, il s’accuse d’avoir contaminé ses concitoyens. La culpabilité va le conduire à rater sa vie, refusant l’amour d’une femme affectueuse qui l’attend, dont il ne se sent plus digne. La fixation du héros sur le passé, le sentiment d’avoir failli à son devoir, l’empêchent de s’ouvrir à tous les possibles qui s’offrent à lui. Comme Némésis, la déesse grecque de la justice divine, de la démesure, Bucky, à trop vouloir faire le bien, se condamne, avec ses proches, au malheur.

Philip Roth n’est pas un styliste, sa langue est directe, ce qu’il aime c’est raconter des histoires. Le texte procède de longs travellings autour du héros, sans retour à la ligne. L’auteur excelle à saisir les instantanés des relations entre classes sociales, générations et cultures avec une bande-son intégrée au récit, dialogues et conversations de rue dans l’Amérique profonde, peinture des différents milieux. Sulfureux, Philip Roth a été aussi critiqué, « juif haineux de sa communauté », qu’encensé, « Balzac américain ».

Son regard est sans complaisance malgré sa tendresse envers les personnages ; il a l’humour féroce et ne se berce pas d’illusions lyriques. Cela nous fait du bien. Le roman nous aide à prendre les bonnes distances et à mieux comprendre nos comportements individuels et collectifs en ces temps troublés.

Sylvie Boursier

Némésis de Philip Roth, Folio 2010