Rire noir de
Murat Özyasar

En ces temps dramatiques pour le peuple kurde, temps qui appellent à la solidarité parce que les Kurdes sont encore une fois victimes de la Turquie et abandonnés par les grandes puissances, temps qui appellent aussi à la curiosité tant ce peuple semble avoir une trajectoire originale et paraît trouver des solutions politiques qui nous parlent à nous occidentaux – on y reconnaît des idées égalitaristes sur les femmes et les hommes, on croit y trouver des idées libertaires, mêlées certes à beaucoup de nationalisme – donc en ces temps de guerre des plus forts contre le plus faible, je me suis tourné vers un auteur kurde afin d’envisager la condition des Kurdes à travers un autre prisme que celui des combats, des massacres, des chronologies toutes plus tristes les unes que les autres.

Un peu au hasard, j’ai choisi Murat Özyasar, un auteur de 40 ans qui a écrit deux recueils de nouvelles en turc, et j’ai lu son dernier, Rire noir, publié chez Kontr Éditions en 2018, traduit du turc par Sylvain Cavaillès et lauréat du prix Balkanika en 2016.

C’est une narration étonnante, poétique, où les personnages se débattent avec des réalités qui les dépassent dans un univers très sombre. Ces personnages sont assez jeunes, souvent des hommes, ils souffrent de l’ennui tout d’abord, ils le combattent avec beaucoup de cigarettes, de joints, de causeries pour passer le temps, de parties d’échecs parfois, de rêveries sur les filles, sur leur prochain départ vers l’Occident, sur ceux qui sont partis et qui ne reviennent pas. Ils marchent pour s’occuper, font les boulevards d’un bout à l’autre, disent bonjour aux mêmes personnes, et parfois la promenade s’arrête car la rue a changé d’ambiance :

« Le pavé a résonné de pas violents. Des groupes réunis dans les ruelles, avec à la bouche des slogans encore frais bien que d’un usage millénaire, sur leurs langues des marches comme de la vapeur dans l’air, la puissance de leurs bras synchronisés, dans leurs mains des poignées de pierres sans foi ni loi, qui se mêlent à la neige. »

Car la contestation et la répression surtout sont là, non au centre des histoires mais en toile de fond, la police charge, les murs sont criblés de balles, les hommes vont en prison, ça tire parfois au canon, mais ce sont comme des intempéries, comme la neige et le froid dont parlent souvent ces nouvelles, des difficultés comme d’autres.

«  L’État a fondu sur la ville comme l’hiver le plus rude, la neige est tombée à renverser les arbres sur la route. Des jours et des jours. Des balles et de la neige, des balles et de la neige. Comme si ça ne suffisait pas de devoir vivre, je me suis laissé berner par l’impression qu’il me fallait y croire. »

Si être Kurde en Turquie paraît être une sorte de mauvais départ dans la vie, une des nouvelles raconte la vie d’un jeune handicapé en fauteuil roulant et c’est assurément la nouvelle la plus réjouissante, espoir sans doute de la possibilité de s’en sortir malgré l’adversité.

L’armée dans laquelle il faut servir est décrite comme une machine à briser les espoirs, la nouvelle SixTrenteCinq raconte des jeunes enrôlés de manière punitive, condamnés à crapahuter le jour et libres de fumer des pétards le soir. Comme ils sont « à problèmes », ils n’ont pas le droit à porter des armes. Ils fument à en tomber par terre évanouis, cherchant l’oubli, l’overdose même, parce qu’au loin, ils aperçoivent la montagne, celles où des rebelles ont pris le maquis. Parmi eux se trouvent des frères, des hommes qui manient les armes pour de vrai, qui donnent du sens à leur vie et qui sont considérés comme des héros par les gens de la vallée.

Le personnage du père se retrouve souvent d’une nouvelle à l’autre, un père absent le plus souvent. Il est parti à l’étranger gagner de l’argent et il ne revient pas, ou alors il s’est suicidé, parfois il essaye de jouer son rôle de père et il n’y arrive pas. Face à cette absence, la mère est parfois désemparée, elle se réfugie dans des croyances anciennes :

« Celle qui parlait avec la maison, c’était ta mère ; c’est d’elle que tu tiens ça. À peine la porte ouverte, des bismillah plein la bouche, elle disait : « Ô maison ! N’ai pas peur, c’est moi, l’un de tes occupants. »

Pour soigner un enfant étrange, elle va voir des saints qui vivent comme des ermites dans la montagne, jette des lettres de souhaits dans le Tigre, ou alors, pour faire revenir le mari qui vit en Allemagne avec une Monika, elle se teint en blonde et se photographie :

« Ma petite maman est devenue une blonde. Moi j’ai pas trop aimé. J’avais du mal à l’accepter, c’est pour ça. Sinon, elle est belle ma mère. Nos photos sont parties, ça ne l’a pas fait revenir. On est restés là, avec nos jouets, nos vêtements, nos ustensiles bizarres de fabrication allemande. »

Rire noir est un recueil de nouvelles noires, on l’aura compris, et l’explication du titre est dans l’une des dernières nouvelles. Le rire noir, c’est lorsque les amis sont partis et qu’on reste en famille, qu’on parle du défunt, qu’on évoque des bons moments, alors on se lâche et on raconte :

« Au fur et à mesure, les rires viennent plus facilement, chacun attend une voix, un signe pour s’y joindre. Si quelqu’un passait devant la maison à ce moment-là, il jurerait sur tous les saints qu’il est impossible que quiconque dans cette maison soit mort. Tout le monde rit derrière son mort. »

Rire noir est un recueil assez court, 123 pages, avec dix nouvelles très variées qui racontent la difficulté d’être kurde, la pesanteur d’un univers aux perspectives étriquées et l’espoir illusoire de s’en sortir. Un recueil à lire, bien entendu.

François Muratet

Rire noir de Murat Özyasar, Kontr Éditions, 2018

Photo Adèle O’Longh