La mémoire de Madeleine vacille, elle hésite, cherche ses mots, s’interrompt, chancelle parfois. Savannah Bay c’est elle, Madeleine Renaud, pour laquelle Marguerite Duras a écrit la pièce du même nom. Le documentaire de Michelle Porte relate les temps forts des répétitions qui ont eu lieu au théâtre du Rond-Point en 1983 dans la mise en scène de l’auteur, avec la comédienne âgée de 83 ans et la jeune Bulle Ogier comme un oiseau sur la scène du plateau dépouillé. À Savannah Bay, petite ville du Siam, une jeune femme de seize ans et un jeune homme inconnu ont autrefois vécu une passion amoureuse intense. Ils se rencontraient au milieu de la mer, sur une pierre blanche léchée par les vagues. Mais cette jeune femme est morte après avoir accouché, suicidée sans doute. Madeleine pourrait vraisemblablement être la mère de la morte et le personnage joué par Bulle Ogier l’enfant qui a survécu. Entre réminiscences et immobilité, un dialogue s’instaure entre les deux femmes. On retrouve dans le synopsis les thèmes durassiens par excellence, l’amour, la mort, l’obsession du souvenir, l’impossibilité de la réminiscence. Cette pièce fonctionne comme un rejet de la mémoire entre une jeune femme qui veut savoir et une femme d’âge mûre qui se refuse.
Marguerite Duras n’est pas tendre avec le théâtre, elle a déclaré : « Je trouvais que c’était mal foutu, le théâtre. Pourquoi tant de gens s’y ennuient ? On n’entend pas, au théâtre. On subit la gesticulation théâtrale, on ne ressent jamais l’écriture, d’où elle vient… Il faut abolir les lois conventionnelles de la mise en scène… pour faire un autre théâtre, le théâtre de la voix. » Les didascalies, la ponctuation donnent aux acteurs des indications de jeu essentielles et le texte de Marguerite Duras est particulièrement représentatif d’un rythme qui conduit le spectateur à entendre les silences, ces temps où la mémoire refuse les souvenirs douloureux ; les points de suspension créent un effet d’attente, transmettent comme une hésitation à raconter la suite de l’histoire, quand la douleur est trop vive pour poursuivre. […]. Du coup, le mot fait image, s’érige en vision. Pour elle, il n’y a de théâtre que tragique. « Molière est tragique, dit-elle. Ce qu’on peut jouer de plus frais aujourd’hui c’est Racine. »
Le documentaire de Michelle Porte montre la genèse d’un spectacle, trois femmes intenses, qui se jaugent, se soutiennent, si complices sur ce rythme fait de blancs, de ruptures.
Madeleine Renaud perd son texte, bute sur les mots, hésite, semble déconcentrée, comme perdue. Marguerite enfonce le clou, ne tolère aucun relâchement, la comédienne s’exécute sans sourciller. Bulle Ogier est d’une douceur infinie avec sa partenaire, comme si elle la protégeait, presque maternelle. En même temps l’auteur voit juste. « Madeleine, déclare-t-elle, quand elle entre sur le plateau, marche dans une foule, un rapport de force s’établit, elle fait son passage à elle… C’est une place forte… pour régner sur ce sol-là, il faut ce qu’on appelle la présence. » Elle ajoute : « Bulle est une personne qui s’accommode des autres, elle entre comme dans son salon… » Barrage contre le pacifique, Des journées entières dans les arbres, à chaque fois, Madeleine Renaud a joué le rôle de la mère, ce qui fait dire à l’écrivain « c’est ma mère de théâtre. » D’une certaine façon Savannah Bay donne à voir l’amour des enfants pour leur mère, manquante, fantasmée, sublimée, adorée. Il faut voir avec quelle tendresse infinie Bulle enlace sa partenaire, lui susurre des mots doux, « ma petite fille… ma fille… ma petite poupée… mon trésor… ma chérie… mon amour… ma petite ». Elle avouera dans ses mémoires* : « Marguerite m’a appris à poser les mots, à les entendre et les faire entendre de manière qu’ils portent des rêves… J’ai élargi mon jeu d’actrice. »
Le temps est alors suspendu dans un moment de grâce absolue. Un an plus tard, Bulle Ogier perdait sa fille unique Pascale d’une overdose. Elle interprétait Savannah Bay le soir du jour où elle apprit sa mort et selon Marguerite elle n’a jamais si bien joué. « C’est très bizarre*, dit-elle, ce que devient le chagrin, le bloc de douleur qui congèle le corps… ce qui m’a sauvée c’est d’être actrice. » L’auteur disait de Madeleine Renaud que le théâtre était l’entièreté de sa vie, qu’elle ne savait rien faire d’autre que jouer. L’auteur de L’Amant et l’interprète de Winnie dans Oh les beaux jours se sont éteintes dix ans après ces répétitions. Merci à Michelle Porte de célébrer la mémoire de ces femmes au travail dans la splendeur de l’âge, suspendues à une chanson d’Edith Piaf qui crie la passion des amants et suggère avec pudeur l’histoire du suicide d’un enfant.
« C’est fou c’que j’peux t’aimer, c’que j’peux t’aimer des fois j’voudrais crier…si jamais tu partais…je crois que j’en mourrais que j’en mourrais d’amour, mon amour, mon amour. »
Sylvie Boursier
Photo Brigitte Enguerand
Savannah Bay c’est toi, film réalisé par Michèle Porte en 1984, 1h06, version intégrale visible sur YouTube.
Savannah Bay, de Marguerite Duras, éditions de Minuit, 1982.
* J’ai oublié de Bulle Ogier, avec Anne Diatkine, éditions du Seuil, « Fiction & Cie » 2019.