Sois belle et tais-toi de Delphine Seyrig, mise en lecture par Françoise Gillard
En 1974 à Paris, Delphine Seyrig suit un stage auprès de la vidéaste suisse Carole Roussopoulos. Devenues amies, les deux femmes co-fondent le collectif les Insoumuses, dédié à la création de vidéos féministes, dont Sois belle et tais-toi, documentaire tourné par la comédienne en 1976 et sorti en 1981.
Elle a rencontré vingt-trois actrices françaises et américaines, parmi lesquelles Jane Fonda, Juliet Berto, Marie Dubois, Maria Schneider, Shirley MacLaine, Ellen Burstyn, Jill Clyburgh, Patti d’Arbanville, filmées par Carole Roussopoulos à partir d’une des premières caméras vidéo. Les comédiennes évoquent librement leurs expériences professionnelles en tant que femmes, leur rôle et leurs rapports avec les metteurs en scène, les réalisateurs, les équipes techniques. Deux questions émaillent les témoignages, que feriez-vous comme métier si vous étiez un homme ? Vous a-t-on déjà proposé un rôle comportant des scènes avec une autre femme, où il ne soit pas question d’un homme ? Le bilan est sans appel, comme le dit l’une d’elles. « Le cinéma n’est qu’un énorme fantasme masculin, c’est un show fait pour les hommes, par les hommes. »
Françoise Gillard a adapté ce documentaire pour la scène et organisé une lecture avec ses condisciples de la Comédie française, visible en captation intégrale.
La mise en scène réunit autour d’une table les actrices qui, dans le film d’origine, étaient interviewées séparément. On devine la complicité, la confiance de ces femmes vis-à-vis de la réalisatrice, sa finesse d’analyse. Loin des discours idéologiques, ces artistes réfléchissent à partir de moments emblématiques de leur carrière.
On retiendra particulièrement l’intelligence de Jane Fonda racontant son premier tournage. « Je n’oublierai jamais le premier jour où j’ai fait des essais de maquillage. On m’a mis sur une chaise comme chez le dentiste et tous les hommes autour comme des chirurgiens, les magnats d’Hollywood, ils m’ont travaillée, redressée, et je me suis regardée, je ne savais plus qui j’étais, comme sur une chaîne. Le dernier maquilleur voulait que je me fasse casser la mâchoire pour creuser les joues… Avec le nez que tu as, tu ne joueras jamais la tragédie. Ils m’ont obligée à me faire grossir la poitrine, à teindre mes cheveux en blond et m’ont épilé les sourcils… J’étais un produit du marché et il fallait qu’on m’arrange pour que je sois vendable. » Elle décrit avec un humour ravageur ce dédoublement de personnalité qu’impose le cinéma.
D’autres comédiennes autour de la table ne s’en sont jamais remises. Ainsi la fragile Maria Schneider, tête baissée qui se cache derrière sa frange de cheveux noirs. Elle évoque la violence du tournage du film Le dernier tango à Paris avec Bernardo Bertolucci et Marlon Brando ; le réalisateur l’ignore et ne s’adresse qu’au grand comédien, elle n’existe pas. Plus tard on ne lui proposera que des rôles de schizophrène, de folle, de lesbienne ou de meurtrière. Elle mourra des suites d’un cancer trente ans plus tard, après une vie alternant dépression et addiction à l’héroïne.
Combien d’autres qui avaient pourtant choisi ce métier ne supporteront pas la violence du cinéma à l’époque où les hommes dictent les règles ? On pense notamment à Marylin Monroe.
Françoise Gillard dans le rôle de Delphine Seyrig relance le débat. Y a-t-il une place pour une comédienne vieillissante ? Avez-vous songé à devenir metteur en scène ? « Les actrices de plus de cinquante ans à Hollywood ? », rétorque Delia Salvi ? « Elles sont introuvables. Enfin si, il y a Bette Davis, mais ils ne la font plus jouer que dans des films d’horreur ». Si l’actrice n’est pas blanche, c’est encore plus compliqué, l’Afro-américaine Maidie Norman déclare ne pas être “assez noire pour les rôles d’esclave” et donc toujours cantonnée aux personnages de femme de ménage.
Certains réalisateurs échappent pourtant à ce constat sévère. Juliet Bertho évoque François Truffaut qui conseillait aux femmes de devenir auteures, de mettre en scène, seule manière selon lui de faire avancer les choses. Elle se souvient du tournage de Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette. Dans ce « film de filles », elle et Dominique Labourier, les deux interprètes principales, ont une grande part d’improvisations, de créativité. Elles manifestent une complicité rare sur la toile, préfigurant des films comme Recherche Susan désespérément, de Susan Seidelman, Thelma & Louise de Ridley Scott, ou encore The Hours de Stephen Daldry, qui utilise la lecture comme fil conducteur de trois destinées féminines. Jane Fonda évoque avec émotion le tournage du film Julia de Fred Zinnemann, avec Vanessa Redgrave. « On avait oublié, dit-elle, que les femmes pouvaient être transportées par des idées. Je pouvais parler littérature à l’écran avec ma partenaire. »
Dans le dernier quart d’heure de la pièce, Françoise Gillard prolonge le questionnement avec les comédiennes qui s’expriment en leur propre nom. Pour la plupart, elles choisiraient ce métier si elles étaient un homme et mettent en avant l’esprit de troupe, le collectif qu’une compagnie théâtrale permet, loin des conditions de tournage hollywoodien. Elles espèrent une plus grande ouverture des possibles pour les rôles féminins. Danielle Lebrun replace le combat féministe dans les luttes sociales et politiques plus globales tandis que Coraly Zahonero évoque son âge. « À cinquante ans je ne me suis jamais sentie aussi puissante, aussi libre, à ma place, je ne dépends plus du regard des autres dans un monde où l’on vous répète sans cesse que c’est le désir des autres qui compte. S’il n’y a plus de désir pour moi, j’écrirai… pour continuer à être artiste. »
Bravo à Françoise Gillard pour cette adaptation montrant les rapports passionnés que les femmes entretiennent avec leur métier, où des comédiennes jouent le rôle de leurs consœurs avec légèreté, chaleur et subtilité. Aujourd’hui, tout n’est pas gagné mais les femmes sont plus nombreuses à réaliser, scénariser et mettre en scène comme Pauline Bureau qui dans Hors-la-loi a adapté pour le théâtre le texte du célèbre procès de Bobigny avec Gisèle Halimi. Delphine Seyrig paiera cher, dans sa carrière, ses engagements féministes. La pièce nous rappelle ce que nous devons à ces femmes pour lesquelles la vidéo fut une arme de combat.
Sylvie Boursier
Sois belle et tais-toi, lecture dirigée par Françoise Gillard, théâtre à la table, Comédie française, 1h 48. Captation gratuite jusqu’au 30 mars 2021 sur culture box https://www.theatre-contemporain.net/captations
Photo Delphine Seyrig et Carole Roussopoulos. Callisto Mc Nulty, les Films de la Butte, centre audiovisuel Simone de Beauvoir.