Traite, prostitution, inégalité de
Catharine A. MacKinnon

Dans la cacophonie de voix complaisantes que fait retentir à chaque saison le libéralisme patriarcal de l’édition pour glorifier l’esclavagisme sexuel, il est important de se souvenir de Traite, prostitution, inégalité de Catharine A. MacKinnon, sorti en 2014, qui n’a jamais été mis en avant par les chefs de plateau et leurs présentatrices. Bien longue histoire de sujétion, d’ailleurs, que nous raconte la mise en scène de certaines femmes vedettes, postées devant leur chef pour prendre les coups à sa place sur les chaînes à grande audience de la télé française, aussi bien dressées à l’attaque que les hommes-chiens des anciens maîtres. Histoire aussi faussement nouvelle du reste que celle des femmes de l’industrie de la pornographie chaque jour plus violente, plus meurtrière, marchandises humaines qui appartiennent aux culs de basse fosse comme les autres appartiennent à la maisonnée. Les deux sont sous les projecteurs. Les unes mourront peut-être de vieillesse, ce n’est pas sûr, ça peut mal tourner avec les réseaux dits sociaux prompts à générer des sociopathes sortant du virtuel ; quant aux autres, torturées toujours plus brutalement, légalement, sous les yeux de millions d’hommes (et d’enfants toujours plus jeunes), pour les plus chanceuses en état de dissociation traumatique (70% d’entre elles), pour les autres sous menace directe, elles mourront bien avant (et parfois juste après la séance) soit des suites de leurs blessures, soit de suicide ou de maladie, ce qui revient au même.

Nous en sommes là. Un monde devenu ouvertement anthropophage mange ses femmes vivantes sous les yeux de tous et s’en rengorge, tout en vilipendant-laissant faire ceux qui se déchaînent derrière leur porte sur leurs filles ou leur compagne. Se sont ajoutés à l’esclavage (battant haut la main les jeux du cirque des anciens romains) les millions de voyeurs prostitueurs qui éjaculent sur des humaines saccagées, les millions de regards d’enfants qui intègrent le modèle de la femme-viande à humilier.

Nous sommes les habitants de ce monde qui pousse les plus fragiles à disparaître, anorexiques-boulimiques, à se rayer toutes seules de la carte, un monde où 81 % des victimes de violences sexuelles ont subi les premières violences avant l’âge de 18 ans, où 70 % des femmes piégées dans l’industrie du sexe ont été abusées dans leur enfance. Dans ce monde où les mots sont vidés de leur sens, où féministe peut vouloir dire aussi bien néolibérale pro-prostitution que pro-salafiste, voire les deux, des femmes victimes de la traite au Vietnam, en Chine, en Thaïlande et en Corée, asservies et transportées à San Francisco, ont été renommées une fois arrivées sur place:  « travailleuses migrantes du sexe ». Ce qui n’est pas sans nous rappeler le 18e siècle et les « assistants planteurs » du Comité de l’Inde de l’ouest britannique, esclaves africains vendus aux colons des Caraïbes. 

Nous sommes dans un contexte de violence sans précédent faite aux petites filles et aux femmes parce qu’érigée en modèle, une violence assassine, formatrice des générations à venir à l’échelle planétaire, rejouée sans fin et sans droit à l’oubli.

Le livre de Catharine A. MacKinnon répond à des questions essentielles. D’où viennent les prostituées, celles de la rue ou d’internet ? En quoi la prostitution est un système de caste raciste et féminicide? Comment déconstruire la notion mortifère de « travail du sexe » à l’heure où celle-ci sous-tend et justifie aussi bien les réseaux de proxénétisme légaux de l’industrie du porno et leurs actrices (aussi actrices en pratique que les acteurs sociaux promis à la rue des licenciements massifs. Rappelons que l’humiliation, les multipénétrations et les coups sur les tournages ne sont pas de l’acting ) que ceux illégaux de la prostitution de maison close ou de rue ? Sachant que les prostituées actrices (celles qui en ont l’occasion, une minorité infime) se plaignent de pratiques de plus en plus dangereuses et que les autres, en chambres ou dans la rue,  refusent quand elles le peuvent, les demandes chaque jour plus dégradantes et sadiques que leurs font des clients ayant grandi dans le modèle pornographique.

Aujourd’hui, plus que jamais, Traite, prostitution, inégalité est un livre nécessaire.

Pierre-Romain Valère

Traite, prostitution, inégalité de Catharine A. MacKinnon, M Éditeur, 2014

Photo © Pere Farré