La caméra du réalisateur caresse les acteurs, glisse sur leurs visages comme une vague. Jamais Tchekhov n’aura été aussi bien compris que chez Louis Malle. Une seconde avant le filage d’Oncle Vanya, les comédiens marchaient dans la 42° rue à New York. Wallace Shawn, qui joue le rôle-titre mangeait un gâteau, Julianne Moore et Brooke Smith, Elena et Sonia dans la pièce, bras dessus bras dessous, contournaient une voiture de justesse. Tous se pressent vers un vieux théâtre de Broadway en ruines, qui, jadis, accueillit les célèbres Ziegfeld Follies. On passe sans transition du dehors bruissant de klaxons et de néons au silence du plateau. La troupe est fatiguée, certains baillent, Wallace Shawn s’allonge sur un banc et semble assoupi, il s’étire et commence à murmurer à l’attention d’une femme âgée qu’il se sent vieux, elle lui propose une tasse de thé et coup de génie du cinéaste… nous sommes dans Oncle Vanya. La simplicité de ce début signe le style de Louis Malle. Excepté quelques pauses pour souffler, la caméra suit exclusivement les comédiens jusqu’au dénouement de la narration théâtrale dans une mise en abîme saisissante. Cadrés à fleur de peau, on capte les silences et la détresse de ces personnages, le temps qui passe, le naufrage de la vieillesse grâce au jeu naturel très Actors studio de ces grands acteurs américains. Wallace Shawn prend le contre-pied des interprétations classiques dévolues aux silhouettes mélancoliques, petit et rondouillard il joue de son regard de chien battu et de sa dégaine à la Chaplin, le contraste avec sa dépression profonde est déchirant. Larry Pin, physique de crooner à la Dean Martin compose un Astrov enjoué et désespéré, lanceur d’alerte et écologiste avant l’heure qui annonce les ravages de l’industrialisation sur l’environnement. Julianne Moore a rarement eu de plus grands rôles.
Aussi puissant que L’Amour fou ou Opening Night, le cinéma sublime ici le théâtre dans le clair-obscur et les couleurs chaudes d’une scène un peu délabrée qui ressemble au théâtre élisabéthain des Bouffes du Nord.
Le dernier film de Louis Malle sorti un an avant son décès est un oratorio méconnu, un testament bouleversant évoquant le crépuscule de la vie et les bilans. On ne peut écouter le monologue final de Sonia sans avoir les larmes aux yeux « notre vie deviendra calme, tendre, douce comme une caresse. J’y crois, J’y crois… pauvre oncle Vanya tu pleures… […] nous nous reposerons ! », un des plus beaux textes qui ait été donné à entendre sur une scène de théâtre.
Sylvie Boursier
© Malavida
Vanya, 42° rue, film de Louis Malle sorti en 1994.