À Suspicious River, petite ville dans le nord du Michigan d’où la narratrice, Leïla Schmidt, s’adresse à nous comme au journal intime de quelqu’un qui n’a plus rien d’intime, “…vous pourriez très bien ne jamais rien voir, à regarder le Swan Motel”… ni que la jeune réceptionniste s’y prostitue pour le prix d’une chambre, ni le parcours chaotique qui l’a amenée là, comme un chemin en entonnoir devenant de plus en plus pentu, jusqu’à produire un inexorable effet de siphon.
“…Vous pourriez très bien imaginer, si vous n’y êtes jamais passé, que Suspicious River est une petite ville sympathique…” Suspicious River, avec son bowling, ses sept églises, ses dix motels, ses quatorze bars et sa boutique de souvenirs de 900 mètres carrés sur le mur de laquelle est peinte une Pocahontas aux yeux bleus vêtue d’une mini-jupe en guenilles. C’est d’ailleurs la seule Indienne qu’on trouvera dans cette ville fondée par les Indiens. De leur présence ancienne ne restent que trois tumulus au bord de la rivière, abritant des ossements et des fragments d’objets. À Suspicious River on ne trouvera pas non plus de travailleurs agricoles mexicains, ni dans les villes environnantes. Depuis que l’un d’entre eux a été battu à mort par des blancs soûls pour s’être aventuré en ville le soir, ils ne s’y risquent plus. Le jeune homme, âgé de 17 ans, s’est éteint à l’hôpital d’Ottawa et le silence s’est refermé sur cet avertissement tacite tandis que les meurtriers, des citoyens respectables, continuaient à vaquer à leurs affaires.
On pourrait vraiment croire que Suspicious River est une petite ville charmante, et, pourquoi pas, que la jeune réceptionniste court vêtue y coule des jours heureux. Mais sa vie est une métaphore de cette ville où le présent se superpose au passé sans le recouvrir, comme ces constructions de verre bâties sur d’anciennes pâtures. “Ces immeubles ressemblaient à des abris provisoires, plantés, plaqués après coup, sur ce qui avait toujours l’air d’une pâture. L’odeur du purin, des plumes de poules et du crin de cheval s’accrochait à la brise qui passait chaque après-midi entre les arches dorées”. Et petit à petit, touche à touche, dans une narration hypnotique où la sensorialité la plus aiguë accompagne une anesthésie cérébrale et affective presque totale, Suspicious River émerge des brumes d’une humidité poisseuse, obsédante, en même temps que se dessine la trajectoire de Leïla.
Le roman s’articule en trois parties dont la deuxième, au centre, est un pivot narratif fulgurant. En même temps que Leïla suit son ellipse, elle part de ses plus anciens souvenirs, et la parfaite mécanique du drame s’organise. On n’y glisserait pas un papier à cigarette. En ce qui concerne l’entité de la ville comme pour Leïla, le savant enchaînement des liens de causalité ne laisse que peu de place à un quelconque libre-arbitre.
Le style métaphorique, extrêmement sensoriel et précis, envoûtant, m’a fait penser à Yoko Ogawa. Deux couleurs dominent nettement, avec ce qu’elles évoquent de sensations puériles. Le blanc des cygnes, le blanc des pop-corns, du polystyrène ou des gobelets en carton qu’ils avalent, autour de “cette lèvre gonflée de boue et d’eau”, seul site de nidification sur une centaine de kilomètres. Le blanc de cette chose informe et éblouissante que Leïla voudrait s’acheter et qu’elle reconnaîtra quand elle la verra. Le blanc des voitures, celle de Gary, la Thunderbird avec sa plaque de Floride, flambant neuve, et sa vieille voiture à elle, piquée de rouille.
Le blanc de la glace, le blanc de la neige.
Et puis le rouge, rouge de ses chaussures à talons, rouge du sac en vinyle où elle entasse l’argent de ses passes, rouge d’une combinaison roulée sur la poitrine de sa mère, rouge du sang. Rouge d’un désir informulé mais oppressant, constant, qui semble avoir “passé l’air au henné”.
Leïla sait. Elle traverse cette étendue de vie comme une phalène, dépossédée de tout bribe à bribe, depuis le début, en un crescendo paresseux d’abord qui se grippe et s’emballe. “C’était comme si j’étais retournée de l’intérieur. Rien de personnel, même pas dans mes entrailles.” Elle sait ce que recouvrent les apparences. Elle sait ce que signifient les règles tacites. Elle n’est pas du bon côté du manche, elle ne se fait pas la moindre illusion. Sa seule liberté réside dans la quête de ce rêve blanc qui l’attire inexorablement. Et dans ce tissu d’hypocrites connivences, d’oppression sans paroles, seule la violence dénoue l’asphyxiante anomie qui la paralyse et lui fait éprouver l’impression de ne pas exister. “Je voulais me jeter contre le pare-brise, piquer et me soûler à mort contre le ciel impénétrable. Mais il était redevenu doux, alors que mon cœur voletait dans son nid sanglant”.
Autour d’elle, le silence, la foi, les conventions, l’hypocrisie, une inconcevable violence dans les rapports entre les gens. Personne n’envisage sa douleur, elle est comme “un chien dont on n’aurait pas remarqué qu’il était blessé avant de l’avoir pris sur ses genoux : ça n’est qu’ensuite qu’on voit le sang sous l’épais pelage”. Les faits dispersés se rassemblent comme des duvets, dessinant les contours flous d’un Etat où les églises rattachées à l’Identité Chrétienne et les mouvements Suprémacistes sont encore diffus, dans les années quatre-vingts, mais où s’ébauche déjà le règne de ce mouvement néo-Nazi qui est aujourd’hui le plus puissant des USA.
On se dégage lentement de ce roman magnifique et vénéneux. On est ébloui, empoisonné. C’est comme le chant funèbre d’une société horriblement vivante où la paix reposerait sur le crime. La langue est si belle qu’on fait escale, parfois, parce qu’on éprouve le besoin de relire certains passages de pure poésie. On a l’impression d’en avoir plein la bouche, d’être immergé dedans. Laura Kasischke ne raconte pas seulement l’histoire d’une jeune femme qui n’a pas eu de chance. Elle nous installe dans ce corps qui n’est plus qu’un hangar public, dans cet esprit sans territoire. Mais elle décrit aussi, en toile de fond, ce qu’est une société fasciste. Pas un Etat, pas un gouvernement. Une société, une population. Et elle éclaire de façon habile et profonde ce qui relie les destins individuels aux logiques collectives, ce qui solidarise les fils à la trame pour produire des tapisseries chamarrées où le dessin des uns ne s’explique pas sans le canevas des autres.
Lonnie
À Suspicious River, Laura Kasischke, Christian Bourgois 2013
Photo DR.