Le Lac aux oies sauvages de Dia Yinan

Le Lac aux oies sauvages, de Diao Yinan
First love, le dernier yakuza, de Takashi Miike
Deux films asiatiques (Chine, Japon) au banc d’essai (# 1)

Le Lac aux oies sauvages, de Diao Yinan

Vitalité, énergie, virtuosité, incandescence, esthétique, poésie, critique sociale. Les qualificatifs ne manquent pas pour célébrer la richesse du cinéma asiatique, qu’il nous vienne de Chine, de Corée, du Japon, d’Inde, d’Indonésie, ou d’autres pays. C’est de là que viennent les deux dernières palmes d’or cannoises, Un air de famille, de Hirokazu Kore-eda (Japon) et Parasites, du Coréen Joon-ho Bong, à qui l’on doit des films aussi prodigieux que Memories of murder, The Host ou Snowpiercer, mille fois plus inspirés que ce Parasites dont la première partie cousue d’un pitoyable fil blanc est twistée par un coup de théâtre virant au grand-guignol, et qui enchanta la critique et 1.755.000 spectateurs français (sauf ma pomme, ulcéré par ce film, à mon humble avis surestimé, en tout cas ne méritant pas tant d’éloges). Ce qui n’était rien, on va le voir, en comparaison de l’état d’agacement sévère dans lequel me laissera Le Lac aux oies sauvages.

Avant de creuser le sillon pour y laisser éclore la petite graine critique, bousculons l’orthodoxie et livrons-nous à un exercice peu usité : le banc d’essai comparatif façon Que choisir ? Au programme, deux œuvres aussi antinomiques que possible, malgré des dénominateurs communs (noirceur, action, rythme, esthétique, humour). Pile : First love, le dernier yakuza, du Japonais Takashi Miike. Face : Le Lac aux oies sauvages, du Chinois Diao Yinan. L’un nous a séduit, sans restriction ; l’autre nous a passablement affligé. Commençons par le second.

Applaudi à tout rompre et à Cannes par Tarantino, ce qui n’est pas forcément bon signe, et en tout cas pas un gage de qualité, Le Lac aux oies sauvages a enchanté la critique, à l’exception notable de Libération, qui évoque les « néons et néant » d’un « produit flashy et artificiel », « édifié comme une avalanche de prouesses flagrantes d’une bêtise sans nom ». « Un miracle de cinéma », jubile Match. « Un polar à la fois ténu et palpitant, qui tient tout entier dans l’épiphanie de la mise en scène », s’extasie le préposé aux salles obscures du Monde. Ciel ! « Un polar d’une virtuosité sidérante, dressant le portrait d’une Chine à la dérive », claironne Télérama. Certes, virtuose, le film l’est assurément. Le problème, c’est que cette virtuosité confine à l’esbrouffe, avec une mise en scène furieuse qui tourne à vide et donne le tournis. Et un film qui patine à force de foncer à cent à l’heure, un peu comme dans ces rêves où, poursuivi par une menace mortelle, vos pieds n’arrivent pas à décoller. Dans les rêves, le réveil vous sauve. Dans ce film, il faut attendre le mot « fin ». Et c’est long. Très long.

Le Lac aux oies sauvages, c’est l’histoire d’un caïd régnant sur un gang de voleurs de motocyclettes. Nous sommes à Wuhan, la ville-épicentre du coronavirus (avant le virus, bien entendu). Sinistre, nocturne, froide, surpeuplée. Lors d’une poursuite consécutive à un défi entre deux gangs, présentés lors d’une interminable scène de joute testosteronée entre malfrats aussi bêtes et méchants qu’improbables, Zhenong, jeune homme flegmatique, tue deux policiers. Ce qui déplaît fort aux autorités locales, lesquelles ne lésinent pas pour ramener l’ordre, déclenchant une traque de l’ennemi public n°1 digne de celle qui sera mise en place deux ans plus tard dans la vraie vie, pour endiguer le fameux virus. Détachements de militaires en tenue de combats, policiers en uniforme, malfrats chevauchant de pétaradantes cylindrées, flics en civil, tout le monde s’y met, dans un joyeux foutoir de bruits de moteurs et d’imprécations gutturales, et une débauche d’effets visuels où le spectateur perd son mandarin, carbonisé par des feux d’artifices dont on ne retient que… l’artifice.

Quand au scénario, sur le thème archi-rebattu de la traque, il se perd en chemin, quand il ne quitte pas carrément la route, n’en déplaise à Tarantino. À commencer par la très poétique mais peu crédible rencontre nocturne, entre flamme et briquet, entre le tueur traqué et la femme, prostituée qui lui servira de relais avec son épouse affligée. À qui Zhenong a décidé que reviendrait la prime de 300.000 yuans récompensant le délateur qui permettra sa capture. C’est lancinant, laborieux, parfois jusqu’au risible, comme si le mouvement devenait l’unique objectif du réalisateur, et la fonction du film. Et ça n’en finit pas. Et quand on croit que ça va finir, ça repart. Dix fois, le gibier est à portée de main des chasseurs, mais par la [dis]-grâce d’un scénario qui se mord la queue tellement il lorgne sur une fin contenue dans le pitch ci-devant évoqué, tous le loupent les uns après les autres, dans un festival de maladresses à la hauteur de l’énergie déployée par le cinéaste pour montrer à quel point sa caméra maîtrise l’art de filmer la poudre. Il serait d’ailleurs intéressant (je sais, ça ne se fait pas) de montrer ce film à un expert en balistique, qui ne manquerait pas de dire : « Ici, là, et là encore, Zhenong devrait être mort ! » Zhenong, on s’en doute, ne meurt pas. Ou plutôt, si, mais il a le bon goût d’attendre la fin pour le faire, nous laissant le temps de voir défiler, en long, en large, en travers – rendons grâce à Diao Yinan de nous épargner le ralenti – des hordes de types excités assoiffés de haine et de cupidité, et de colère une fois qu’ils ont inexplicablement raté leur cible, dans une noria de pétarades dont les mèches mouillées n’arrivent pas à embraser le ciel bas d’un lac aux oies sauvages et aux eaux saumâtres, sur les berges duquel des prostituées (les « baigneuses », dont fait partie l’émissaire entre Zhenong et sa femme) attendent le client qu’elles emmèneront dans le complexe hôtelier sordide où se déroule le dernier quart du film. Et où sont tirés plusieurs centaines de coups de feu qui ratent tous leur cible.

Bien sûr, il y a dans ce film quelques séquences puissantes, empreintes de magie nocturne, et quelques autres bien sordides, telle celle, nauséeuse, où Zhenong, qui n’a pas mangé depuis deux jours, engouffre sans respirer une, puis deux plâtrées de nouilles, mais l’envie de vomir qui vous prend ne fait que vous conforter dans le sentiment malsain d’indigestion laissé par ce film où la surenchère d’esthétique camoufle une vacuité que la charité nous empêche de nommer « indigence », provoquant une grande lassitude, quant il ne s’agit pas du malaise provoqué par une scène de viol, totalement gratuite, à dix minutes de la fin. De ce film on ne retiendra, au final, qu’un canevas de saynètes filmées avec une maestria trop élaborée pour être sincère, loin des chefs-d’œuvre de Jia Zhangke que sont A touch of sin, Au-delà des montagnes ou encore Les Éternels, qui sont, eux, de véritables radiographies de cette Chine moderne et monstrueuse, où l’humain est écrasé entre le marteau du totalitarisme communiste et l’enclume de la dictature capitaliste.

On quitte la salle avec la pénible impression d’avoir vu un film qui s’est perdu en route, et qui fait beaucoup de bruit pour rien.

Jean-Jacques Reboux